La taxe Gafa ou comment tuer les start-up européennes

Le récent compromis franco-allemand sur une taxation européenne du numérique, loin d’atteindre son objectif premier, risque fort de renforcer les Gafa au détriment des acteurs européens.

C’est ce qu’on appelle une victoire à la Pyrrhus. Une référence au roi Pyrrhus Ier d’Épire et à la bataille qu’il remporta contre les Romains – qui lui coûta, pour ainsi dire, son armée. "Encore une victoire comme celle-là" – aurait-il dit – "et je serai complètement défait"…

Après des mois de négociations, la France vient d’obtenir un compromis avec l’Allemagne sur la mise en place d’une taxation européenne du numérique, visant en particulier les géants Google, Amazon, Facebook, Apple (Gafa), leurs pratiques d’optimisation fiscale et de gestion des données.

Le projet soumis par le couple franco-allemand aux ministres des Finances des 28 États de l’Union européenne prévoit de taxer le chiffre d’affaires des plateformes à hauteur de 3 % – jusqu’ici un point de litige avec l’Allemagne – en réservant cette taxe aux entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse un seuil conséquent, pour épargner les PME et les start-up.

Une ambition contrariée

Un accord, donc… Mais aussi, comme les chroniqueurs l’ont d’ailleurs relevé, un net recul par rapport à l’ambition initiale du projet. Un net recul, d’abord, parce que la taxation des géants du numérique, qui pourrait être adoptée début 2019, n’entrerait en vigueur qu’en 2021.

Un net recul, surtout, parce que le champ d’application de cette taxe est désormais restreint aux revenus publicitaires, sans plus concerner la commercialisation des données. Dès lors, la taxe Gafa qui devait selon la France envoyer un signal fort, "spectaculaire et rapide", manque son but. 

Quelle conséquence ?

D’abord, cet accord, parce qu’il est limité aux revenus issus de la publicité, cible Facebook et Google… tout en épargnant largement Amazon et Apple, deux entreprises qui sont pourtant des championnes de l’optimisation fiscale.

Pendant qu’Apple continuait ses montages en Irlande, Amazon publiait un appel à candidatures invitant les villes américaines à se porter candidates pour accueillir son deuxième siège social, HQ2. Une manière efficace de les mettre en concurrence pour choisir celle qui lui proposerait les meilleurs avantages fiscaux. 

Une démarche qui pose un problème philosophique, dès lors que les entreprises parmi les mieux valorisées en bourse choisissent de s’extraire du contrat qui régit nos services publics et notre vie en société. Une pratique qui pose aussi un problème économique très concret : une forme de distorsion de la concurrence avec les petites start-up qui, elles, paient leurs impôts.

Ce qui amène à la deuxième conséquence de cet accord : en ne taxant pas la commercialisation des données, il renforce la toute-puissance des géants dans ce domaine – au détriment, là aussi, des start-up européennes. Victoire à la Pyrrhus…

Car quelle est la situation aujourd’hui ?

Les Gafa sont à la fois les seuls acteurs à pouvoir collecter autant de données et les seuls à pouvoir les exploiter pleinement, grâce à leur force technologique.

Les Gafa collectent les données… et ils les gardent : les géants du web se servent ainsi des politiques de confidentialité RGPD comme prétexte pour cesser de les partager avec des acteurs tiers – détournant au demeurant une politique conçue pour réglementer leur action. L’enquête lancée par la Commission européenne pour déterminer si Amazon abuse de sa position dominante en matière d’utilisation des data est à ce titre intéressante.

Une absence de politique européenne cohérente

Il faut dire les choses très clairement : cette situation de quasi-monopole sur les données empêche les start-up européennes de les exploiter pour développer de nouveaux services. En d’autres termes : elle les condamne.

L’Allemagne, qui n’a pas voulu aller plus loin dans la taxation des Gafa par crainte de représailles commerciales américaines sur l’automobile, commet une erreur stratégique : en cherchant à préserver ses atouts d’aujourd’hui, elle étouffe dans l’œuf ceux de demain. Car ce qui se joue aujourd’hui, ce n’est rien de moins que notre capacité française et européenne à exploiter cette nouvelle richesse qu’est la donnée, à inventer de nouvelles solutions, à créer de la valeur.

Le ministre de l’Économie a affirmé qu’une taxe sur les Gafa serait mise en place à l’échelle nationale si aucun accord européen n’était trouvé d’ici mars… C’est un message fort, sans doute, et on ne peut que saluer le leadership français en la matière. Mais une telle solution ne ferait que créer de nouvelles différences fiscales entre pays européens – que les géants du numérique ne manqueraient pas d’exploiter.

Sur ce sujet comme sur d’autres, l’Europe doit faire bloc. Il y va de sa souveraineté en matière de données. Il y va de ses start-up et de leurs marges de manœuvre en matière d’innovation. Et il y va de son poids dans les grands équilibres économiques de demain.

Article initialement paru dans Les Echos Dec. 2018

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